Voici sur le
blog l’article d’un intervenant extérieur, Monsieur Michel Abassa, qui on
l’espère sera le premier d’une longue série.
Mot
d’introduction
Lors d’une
récente mission en Afrique Centrale, quelle surprise de voir trôner dans un
supermarché huppé de la capitale, le fameux manuel Mamadou et Bineta (©
Editions Edicef) , occupant son mètre linéaire, bien seul au milieu des rayons
de cosmétiques, des fausses Nike et des produits d’importation vendus trois
fois le prix d’Europe. Voici ce manuel datant de la préhistoire de la pédagogie
(première édition en 1950), fossile et relique, refaire surface au milieu des
néo-approches pédagogiques de tout poil et de la revitalisation des éditions
nationales en Afrique. Quelles sont les raisons d’une telle survie ?
Le rythme
des réformes pédagogiques s’accélère tandis que les conditions de recrutement
et de formation des enseignants suivent la règle du moindre coût et de
l’efficacité. Pourtant, et les différents travaux d’analyse des curricula le montrent bien, les savoirs très
formels, tels que la grammaire, restent la pierre angulaire de l’apprentissage
du français en Afrique, en décalage avec les instructions officielles. A lire
cette étude du CIEP sur les réformes des curricula.
Il n’est pas
rare de voir sur le tableau des phrases telles que « Sinoué le pêcheur
a élu domicile près du fleuve » expliquées aux élèves de 2ème
année. Wikipédia nous dit par exemple : « Mamadou et Bineta
est un livre éducatif utilisé en Afrique de André Davesne. Les éditions de 1950 sont
aujourd’hui encore utilisées dans les écoles du Mali, malgré tous les développements
pédagogiques des cinquante dernières années. »
La maitrise
de la syntaxe française reste un signe de distinction sociale et est
indispensable à l’accès à des fonctions administratives et/ou politiques, voir
ici un post sur la compétition français/langues
nationales. En cela, Mamadou et Bineta ne constituerait-il pas une sorte de
péché originel de l’enseignement?
Au prime
abord, à la lecture de l’ouvrage, on se retrouve plongé dans une Afrique
caricaturée, qui n’est pas sans rappeler Tintin au Congo ou les publicités
Banania. Pour un profane, c’est une sorte de Bled ou de Bescherelle
tropicalisé, qui utilise d’ailleurs une typographie très proche des anciennes
éditions de ces ouvrages. De nos jours, Mamadou et Bineta reste décrié en
particulier à cause des stéréotypes culturels persistants.
Cette
contribution de Michel Abassa, psychologue pour enfants au Cameroun, nous amène
à nous poser la question de savoir si pour former des citoyens nouveaux,
il ne faudrait pas malgré tout utiliser des manuels anciens ? Pour
paraphraser le titre du manuel du cours moyen : Mamadou et Bineta sont-ils
vraiment devenus vieux ?
Cette
célèbre collection de livres utilisés par les pays d’Afrique Noire Francophone
pendant la période coloniale (1950-1960) et plus d’une décennie après les
indépendances des pays africains (1960-1975) devrait dans le genèse de
l’histoire de l’école formelle en terre africaine, intéresser vivement tous les
acteurs et intervenants dans l’éducation. Les auteurs A. Davesne, un des
pionniers des méthodes de Freinet, et J. Couin respectivement
Inspecteur d’Académie et Ancien Directeur d’Ecole Primaire en Afrique de
l’Ouest ont pu mettre à la disposition des élèves africains ces précieux
manuels d’apprentissage de la langue française qui ont fondamentalement édifié
les premières élites, voire les premiers groupes d’intellectuels africains
lettrés.
De nos
jours, à cause des difficultés qu’éprouvent de plus en plus les apprenants des
systèmes éducatifs d’Afrique francophone dans l’apprentissage de la langue
française et notamment de la lecture, des voix nostalgiques s’élèvent pour
interroger la didactique, les contenus et les méthodes pédagogiques de
ces manuels qui ont fait la fierté des premiers élèves africains. Certains
proposent même d’utiliser Mamadou et Binetta pour l’apprentissage du français
en France pour les enfants d’immigrés ou ayant le français comme langue
seconde. Voir cet article.
Suivons les
aventures de Mamadou et Bineta tout le long du cycle primaire, qui n’est pas de
nos jours un long fleuve tranquille pour le jeune africain, comme le dit cette
chanson de Meiway, présentée par le PNUD.
Mamadou et
Bineta, héros intemporels, ont-ils fini par devenir vieux ?
Pour
répondre objectivement à cette question, il faut recourir aux méthodes énoncées
par la pédagogie comparée pour essayer de dégager les avantages et les
insuffisances de Mamadou et Bineta, manuels pionniers de la didactique de
l’initiation et de l’enseignement de la langue française en Afrique, avec
les manuels « officiels » aux programmes actuels des différents
systèmes éducatifs africains.
La
collection Mamadou et Bineta comprend quatre livres :
- Syllabaire pour les élèves de la Section d’Initiation à la Lecture et au Langage (SIL) ou 1ère année
- Mamadou et Bineta apprennent à lire et à écrire. Cours Préparatoire (CP)
- Mamadou et Bineta lisent et écrivent couramment. Cours Elémentaires
- Mamadou et Bineta dont devenus grands. Cours Moyens et Cours supérieurs.
Mamadou et
Bineta le Syllabaire : SIL
Dans une
Afrique marquée par une culture de l’oralité séculaire, qui se perpétuait à
travers les griots, les conteurs et les ménestrels, le génie de A .Davesne dans
Mamadou et Bineta réside dans l’exploit d’amener les enfants africains à parler
français, à lire comme il le dit si bien : « Il faut que l’enfant
comprenne aussi complètement possible ce qu’il lit ». Nous pensons que
c’est ce contexte particulier d’initiation à la langue française (langage,
lecture, écriture), comme seconde langue après les langues locales, qui a amené
l’auteur à imposer la méthode syllabique, méthode basée sur la reconnaissance,
l’identification, la prononciation et l’écriture des 26 lettres de l’alphabet françaispour les élèves de la SIL.
Les contenus
de ce livre sont variés : lecture, écriture, langage, grammaire,
conjugaison, vocabulaire, etc. Mais, la particularité de ce premier manuel pour
les débutants était de mettre l’accent sur la combinaison des sons (phonétique
acoustique et articulatoire). L’ossature de ce manuel est constituée en
majorité par des textes pour l’essentiel amenant l’apprenant, à partir du
langage et d’une représentation phonologique sous-jacente, à effectuer des
synthèses progressives, lettre -> son -> mot -> phrases -> texte.
Du point de vue pédagogique, ces méthodes dites syllabiques et alphabétiques
expérimentées en Afrique ont bien porté des fruits dans l’arène de l’école
africaine. Sur le plan psychologique, elles ont permis de constituer les
premières fondations des représentations mentales métacognitives qui permettent
de codifier une langue en permettant de consigner un champ graphique à des
sons.
A la fin de
la SIL, les élèves de ces écoles pouvaient décrypter, déchiffrer un grand
nombre de sons, même si des derniers n’avaient aucun sens. Ce long exercice
préparait déjà à la lecture.
Mamadou et
Bineta Apprennent à Lire et à Ecrire : CP
Ce deuxième
manuel comprend des leçons de lecture, d’écriture, des exercices, des dictées,
des consignes pédagogiques pour le Maître. C’est le renforcement des
acquisitions de base du livre de la SIL. Progressivement, l’élève est amené à
pratiquer la lecture courante, tant et si bien qu’à la fin de ce cours, l’élève
est un lecteur fonctionnel. Le respect de l’intonation, des signes de
ponctuation, des liaisons, des majuscules occupent une place de choix et
restent de nos jours des critères importants pour les notes en Afrique
francophone, en décalage total avec le langage texto et argotique qui fait
florès (comme le camfranglais).
A la fin de
ce cours, l’élève doit être capable de lire couramment et d’écrire correctement
les lettres contenues dans ce manuel.
Mamadou et
Bineta Lisent et Ecrivent Couramment : CE1 et CE2
Ce manuel
des CE1 et CE2, outre la lecture à travers de nombreux textes bien illustrés,
tirés de l’environnement socioculturel des africains et des productions
littéraires des grands écrivains français, aborde avec emphase les outils de la
langue (élocution, vocabulaire, orthographe, construction de phrases,
grammaire, conjugaison, langage, contes et récits, récitations, musique,
exercices écrits). Il laisse le choix aux enseignants de sélectionner leurs
leçons en fonction des saisons, des activités agricoles et pastorales de chaque
pays.
A la fin de
ce niveau, l’élève qui sortait du CE2 s’exprimait correctement à l’oral,
produisait des textes en respectant les normes scientifiques de la langue française.
La pratique de toutes ces disciplines de la langue française conférait aux
apprenants plus d’assurance dans la lecture, la compréhension et la production
d’écrit.
Mamadou et
Bineta sont devenus grands : CM
Ce
volumineux manuel est destiné aux classes de CM1, CM2 et Cours supérieurs. La
consigne des auteurs est que « le Maître ne devra donc pas enseigner
tout ce qu’il trouve, mais choisir ce qui convient aux élèves de sa classe
». C’est l’élargissement progressif de la conscience des élèves vers des
processus cognitifs supérieurs qui ouvrent sur l’abstraction et la navigation
vers l’univers de la langue française. On y trouve plus d’évolution et les
illustrations ne sont plus nombreuses. Les textes sont variés, denses et d’un
niveau de langage assez soutenu. Outre l’étude des outils de la langue
commencée au cours élémentaire, les auteurs laissent plus d’espace aux textes
de lecture, à l’explication des mots, à la dictée, aux exercices de vocabulaire
usuel et théorique, à la composition française, à la rédaction (production
d’écrits) et aux renforcements systématiques, mais gradué des outils de la
langue.
L’inculturation
des textes, des contes, des proverbes, des devinettes, la poésie et l’ouverture
aux grandes œuvres littéraires y sont perceptibles. Les centres d’intérêt sont
en concordance avec l’environnement africain et un élargissement s’ouvre sur le
village planétaire. C’est un trésor qui ouvre sur la connaissance, le
savoir-être, le savoir-faire, le savoir-devenir.
A la fin de
ce cycle et au-delà, les élèves africains pouvaient soit poursuivre leurs
études secondaires, soit entrer dans les écoles de formation, soit encore
prétendre poursuivre les études en France.
Pédagogie et
didactique de français dans Mamadou et Bineta : manuel-outil trois en un ?
Au regard de
l’agitation observée autour de la politique de production des manuels scolaires
dans les systèmes éducatifs africains, on découvre avec stupéfaction la
grandeur de la valeur pédagogique et didactique de l’enseignement de la
langue française étalée dans ces manuels.
En Sciences
de l’Education, la pédagogie se définit comme la science qui permet de
faciliter une bonne transmission des connaissances aux apprenants, pendant que
la didactique s’appesantit sur la façon dont une discipline particulière doit
solliciter le développement des apprentissages chez les apprenants. Essayons de
vérifier comment ces deux aspects des sciences de l’apprentissage se
développent dans Mamadou et Bineta.
Certaines
caractéristiques fondamentales d’une valeur établissent qu’elle ne subit pas
l’influence du temps, elle permet la maturation et le développement des
améliorations ultérieures et par ricochet devient un référentiel pour
fonder un jugement ou procéder à des évaluations. Les valeurs pédagogiques de Mamadou
et Bineta s’arriment à ces quelques caractéristiques.
Directions,
conseils et méthodes pédagogiques
Dans chaque
cours et à chaque cycle, des consignes strictes sont données aux maîtres pour
aborder les leçons. Elles se retrouvent au début du livre et à travers les
différentes pages des manuels surtout à la SIL, au CP et CE. En analysant les
méthodes pédagogiques contenues dans ces manuels, on découvre en filigrane la
quasi-totalité des méthodes et innovations pédagogiques en cours dans la
plupart des pays : méthode dogmatique, Pédagogie Par Objectif (PPO).
Nouvelle Approche Pédagogique (NAP), Approche Par les Compétences (APC) et les
méthodes actives de Décroly, ce qui paraît surprenant ! C’est peut être
cette évolution darwinienne qui lui a permis de survivre à toutes les tornades
psycho-cognitives.
En lecture,
les critiques sur les méthodes alphabétiques et syllabiques doivent être bien
nuancées car le contexte psychologique, social, physique et culturel des
africains de 1950 – 1970, pour l’initiation à la lecture avait besoin d’un
choix, et le choix opéré par A Davesne se situe dans la perspective
socioconstructiviste où « commencer à apprendre à lire – écrire, c’est
entrer dans la culture écrite et entrer dans la langue écrite » (Voir les
travaux de Gérard Chauveau). Par conséquent, cette perspective
s’intéresse aux pratiques culturelles de la lecture – écriture. La culture
orale des africains d’une part, et la découverte de la langue française d’autre
part, le désir d’introduire les africains dans la lecture – écriture passait
d’abord par la découverte et la maîtrise du code phonique et graphique de la
langue française (SIL) avant de les plonger dans les représentations mentales
et images africaines à travers ce code.
Cet argument
psycholinguistique et anthropologique remet en question les critiques adressées
à A. Davesne, car par la suite, dès le CEP et ce jusqu’au CM2, les
illustrations accompagnent tous les textes de lecture et on aboutit à une
méthode de lecture mixte (à point de départ global et syllabique) (Cf. p. 5
Mamadou et Bineta CP).
Au Cameroun
des Maîtres de Parents de cette époque ont pu s’auto former avec ces manuels,
puis ont été intégrés comme Maître d’Enseignement Général Adjoint (MEGA),
Maître d’Enseignement Général (MEG) à la fonction publique. Après des
recyclages et des formations continues, ils ont passé des concours et sont
devenus des Instituteurs compétents. Malgré les conflits de méthodes qu’on
observe partout actuellement, la grande majorité des enseignants du primaire
ont recours secrètement à Mamadou et Bineta, lorsqu’ils éprouvent des
difficultés pour enseigner une certaine discipline de la didactique du Français.
Tout au long
de ces manuels, de conseils sont donnés aux enseignants sur la discipline, les
mouvements d’ensemble, l’utilisation du procédé La Matinière, la diction
(Cf. Mamadou et Bineta CP p.4)
De
l’évaluation
De nombreux
exercices sont proposés aux apprenants et le maître reçoit des consignes pour
leur exécution et correction. Un élève qui sait déjà lire couramment peut
travailler seul. On distingue des exercices à trous, des questions ouvertes à
réponses courtes et longues, des dictées, la composition française et la
rédaction. Tous ces items déclenchent chez les apprenants des niveaux
d’habilité cognitive élevés selon la taxonomie de Bloom. Nous devons affirmer que ce manuel
est une œuvre complète de pédagogie fondamentale et française pour les
apprenants de zone francophone car il apparaît comme un livre-outil où nous
retrouvons à la fois dans chaque spécimen le livre du maître et un livret
d’exercices ou d’activités. D’où la nomination de manuel-outil trois dans un.
Les
insuffisances de Mamadou et Bineta
Après la
seconde Guerre Mondiale, une prise de conscience sur les injustices et les
mauvais traitements subis par les africains de la part de certains
représentants des puissances colonisatrices vont toucher tous les domaines de
la vie sociale, économique et politique. C’est la fièvre des indépendances des
nationalismes vindicatifs. Mamadou et Bineta vont opposer une résistance à
cette fièvre. Ces deux jeunes héros de l’Afrique de l’Ouest cooptés par André
Davesne pour implémenter l’apprentissage de la langue française en Afrique vont
subir ce que Herskovits nomme « les bas et le haut de
l’histoire »
Certains
adressent des critiques à ces manuels de nos jours :
- On compare l’âge mental des élèves de cette époque à celui de ceux d’aujourd’hui qui n’est plus le même. La notion d’âge mental datant de Binet étant elle-même un peu dépassée.
- On dénonce les limites de la méthode syllabique.
- On fustige certains stéréotypes et préjugés contenus dans les manuels.
- On rejette les illustrations caricaturales des africains.
- On dénonce aussi les messages parfois négatifs « semba boxe sidi, papa tape sidi »
A l’heure de
l’éducation pour tous, à l’horizon 2015, beaucoup d’africains continuent de
ruminer les leçons du syllabaire Mamadou et Bineta. Plusieurs s’en souviennent
et s’en souviendront toujours. Peut-on refuser son histoire ? Ne doit-on
pas l’accueillir pour mieux se ressourcer et envisager de lui donner une
dimension énergétique. Sincèrement à 61 ans Mamadou et Bineta sont-ils devenus
si vieux ? Comment une œuvre scientifique pourrait-elle devenir
vieille ? En Afrique devenir vieux ne veut pas dire devenir inutile au
contraire, comme le dit le sage AMADOU HAMPATE BA « un vieux qui meurt est
une bibliothèque qui brûle ». Le Français est devenu l’autre langue des
africains. Il est la langue d’expression des valeurs culturelles, la langue de
l’école, la langue officielle de certains pays d’Afrique. Au moment où émergent
des interrogations relatives à la nature et à la qualité du Français enseigné
en Afrique, devons-nous honnêtement croire et admettre que Mamadou et Bineta
sont devenus vieux ?
Par Michel
ABASSA
Psycho-éducateur
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