"Macky a réussi à endormir le pays en donnant à tous ceux qui auraient pu l’importuner une excellente raison de se taire"
A la différence
de Wade qui nous avait tous rendus un peu fous par ses provocations répétées,
Macky Sall a réussi à endormir le pays en donnant à tous ceux qui auraient pu
l’importuner une excellente raison de se taire.
- Suite à une série de meurtres au Sénégal, le débat sur la peine de mort a refait surface dans l’espace public. Que vous inspire ce débat ?
Ces meurtres ont été parfois si atroces qu’il est
normal que l’opinion s’en soit émue même si une aussi forte réaction prouve,
paradoxalement, que Dakar n’est ni Johannesburg ni Mexico. Cela dit, il est
beaucoup trop simpliste de prétendre qu’il suffirait de tuer les criminels pour
en finir avec de tels drames. Les arguments classiques contre la peine de mort
ont été rappelés et je me contenterai d’insister sur l’un d’eux, le plus
décisif à mes yeux : le risque de tuer des innocents au nom de la loi.
Toutes les études laissent apparaître de ce point de vue une réalité effarante.
Aux Etats-Unis les tests ADN font souvent libérer in extremis des condamnés à
mort et en trente ans, 150 personnes y ont été exécutées puis finalement…
disculpées. Que je sache, le système judiciaire sénégalais n’est pas plus
performant que celui de l’Amérique, nous allons nous aussi commettre l’irréparable.
Et pour être franc, ce débat me paraît quasi surréaliste dans un pays où seuls
deux condamnés ont été fusillés en soixante ans d’indépendance... Le dernier,
Moustapha Lô, l’a été en 1967. En somme, alors qu’il ne s’est rien passé
pendant un demi-siècle, des voix se sont soudain élevées de partout pour exiger
que soit rétabli un châtiment aboli depuis 2004. Beaucoup de nos compatriotes
sont sincèrement convaincus du pouvoir dissuasif de la peine capitale, s’ils la
proposent c’est plus par souci de notre sécurité collective que par goût du
sang. Malgré tout le respect que l’on peut avoir pour cette opinion, je tiens à
souligner à quel point elle me paraît dangereuse. La logique du ‘yaka’’, peu
soucieuse de la complexité des phénomènes sociaux, conduit souvent au désastre.
Mieux vaut travailler sur les causes au lieu de se laisser fasciner par les
effets. Il se pourrait bien aussi que ce débat en cache un autre. Derrière ce
qui se présente comme une suggestion ponctuelle, se profile un projet de réforme
sociale bien plus vaste et ambitieux. Il n’y a aucune raison de remettre en
question sa légitimité mais peut-être faut-il savoir raison garder. À force de
vouloir enjamber ses repères, on risque de se retrouver face au vide.
"DANS UNE
SOCIÉTÉ SI HABITUÉE À SE MENTIR À ELLE-MÊME ET OÙ TOUT LE MONDE CHERCHE DES
RACCOURCIS, C'EST LA RECETTE IDÉALE POUR L'HORREUR"
- Pensez-vous que le fait que l'une des victimes était un membre de l'APR, le parti de Macky Sall, à participer à amplifier le débat ?
Très certainement mais il me semble qu’au-delà de cet
aspect partisan les Sénégalais ont surtout été choqués par le fait que la
victime et son présumé assassin entretenaient des relations de confiance et
d’affection. Chacun s’est senti interpellé car chez nous les inégalités sont
« absorbées» voire occultées par ce type de lien. Et comment ne pas parler
du mobile ? Après tout, c’est aussi l’histoire pathétique d’un jeune
homme qui veut se marier sans en avoir les moyens… Dans une société si habituée
à se mentir à elle-même et où tout le monde cherche des raccourcis, c’est la
recette idéale pour l’horreur.
- Quel bilan dressez-vous du magistère de Macky Sall et quelles sont ses chances de rempiler en 2019 ?
À mon humble avis, il n’y a aucun souci à se faire
pour l’actuel président. Au train où vont les choses, je ne vois pas qui peut
l’empêcher de se succéder à lui-même. Il n’a de toute façon que cela en tête et
pour ce qui est de la politique politicienne, il a été à bonne école. Il a sans
doute même amélioré la méthode de son maître à penser. Dans la gestion des
biens publics, Wade, c’était le fameux « Mamadou bitike » immortalisé
par la chanson, ce flambeur si généreux avec l’argent des propriétaires de son
magasin. Macky Sall, lui, ferait plutôt penser au discret boutiquier du coin
sur qui chacun sait pouvoir compter en cas de coup dur. Il aide à faire
bouillir la marmite, est informé de ce qui se passe dans chaque famille et
d’une certaine façon contrôle la vie du quartier. C’est ainsi qu’à la
différence de Wade qui nous avait tous rendus un peu fous par ses provocations
répétées, Macky Sall à réussi à endormir le pays en donnant à tous ceux qui
auraient pu l’importuner une excellente raison de se taire. Il a surtout
l’habileté de ne pas attendre d’eux des louanges : leur silence lui
suffit. Le système fonctionne à merveille parce que notre société est comme
plongée dans une douce torpeur. Le lion, lui, ne dort que d'un œil,
contrairement à ce qu'il a voulu nous faire croire. Mais au final le réveil
pourrait être brutal pour tout le monde.
- Macky était attendu principalement sur la bonne gouvernance. Pensez-vous qu'il est à la hauteur de cette ambition populaire ?
Il est vrai qu’il y a moins de scandales financiers
que sous son prédécesseur, l’on ne parle plus à longueur de journée de
milliards dilapidés à tout va. En outre, de ne presque plus entendre le mot
‘’délestage’’, ça fait du bien, quoi qu’on dise. Le profane que je suis est
certes impressionné par les nombreux chantiers et projets d’infrastructures
mais ils donnent parfois l’impression que pour nos dirigeants le pays se réduit
à ses grands centres urbains, voire à sa capitale. Il n’en reste pas moins que
faute d’une vision sur le long terme les engagements du candidat Sall n’ont pas
tardé à mourir de leur belle mort. On l’a bien vu avec l’affaire Karim Wade et
avec la crise à l’Ofnac. On peut quand même dire aujourd’hui que tout le cirque
à propos des biens mal acquis, c’était une machine de guerre contre la famille
Wade et contre ceux qui au PDS hésitaient à rendre les armes. Ayant également
promis de réduire le train de vie de l’Etat, Sall supprime le Sénat parce que
ça fait bien puis crée d’autres institutions complètement bidon, parce qu’il
faut bien placer Djibo Kâ, Tanor Dieng et, dans la foulée, une nombreuse
clientèle politique.
- Venons en à la politique étrangère de Macky Sall. Vous paraît-elle cohérente ? ll semble aller dans tous les sens et s'impliquer dans presque tout.
C’est ce que l’on pourrait peut-être appeler les
mystères de sa politique étrangère. Il a par exemple été sur le point de
projeter au Yemen 2100 soldats de la modeste armée sénégalaise. Il prétendait
ainsi combattre en notre nom une rebellion Houtie dont aucun d’entre nous
n’avait entendu parler auparavant. Il n’est pas non plus facile d’expliquer
pourquoi c’est le Sénégal qui doit remettre sur le tapis le délicat dossier du
Sahara Occidental. Nous avons également accepté d’héberger deux ex-détenus
Libyens de Guantanamo que les Américains avaient cherché en vain à ‘’caser’’
dans d’autres pays africains. Et quand il s’est agi de libérer Karim Wade,
citoyen sénégalais condamné par les tribunaux sénégalais, il a fallu traiter en
secret avec l’Emir du Qatar ! On pourrait de même parler de cet accord
militaire signé en mai dernier avec les Etats-Unis et dont la vraie nature
n’échappe à personne. Quant à la récente affaire de la résolution du Conseil de
sécurité sur les colonies juives dans les territoires occupés, ultime cadeau à
Obama, elle ne va sûrement pas faciliter le dialogue avec l’administration
Trump. Au final et sans que ce soit il est vrai toujours de la faute de Macky
Sall, notre pays est en delicatesse avec l’Iran, l’Algérie, Israël et la
Turquie. Que la situation soit tendue avec Banjul et Nouakchott, cela peut
s’expliquer même si on doit s’en désoler mais notre profonde implication dans
certains dossiers, dangereux et d’une complexité inouie, à mille lieues de
l’Afrique subsaharienne, cela reste une énigme.
"LE VIEUX
NÈGRE ET LA MÉDAILLE"
- Macky Sall semblait être aux anges durant sa visite officielle à Paris. Cela ne vous a-t-il pas un peu surpris ?
Ici aussi nous sommes au moins en terrain connu, celui
de nos relations avec la France. À propos de cette équipée parisienne,
Mame Less Camara a très justement évoqué ‘’Le vieux Nègre et la
médaille’’ de Ferdinand Oyono. Moi je me souviens que gamin à la Medina nous
chambrions nos copains mauritaniens en détournant leur hymne national :
« Ould Daddah dem na Paris ! » Ces jours-ci on a été, avec tout
le tapage autour de la visite d’Etat de Macky Sall en France, dans quelque
chose d’aussi risible et puéril. On me dira : ‘’Nous sommes en politique
et il faut ce qu’il faut, Macky a réussi un joli coup.’’ Cela est bien possible
mais je suis loin d’en être sûr.. Je suppose d’ailleurs que l’intéressé n’a été
dupe à aucun moment mais au final le malaise est là : personne n’a envie
de voir son président traité de haut par un de ses homologues étrangers. C’est
très bien d’être reçu avec faste à l’Elysée mais si cela vous gonfle si
manifestement de fierté il y a un problème et cela devient embarrassant pour
votre propre peuple.
- Et l’accueil par une ministre...
Non, cela ne m’a pas trop dérangé. Je pense au
contraire que cette affaire n’aurait pas dû susciter un tel tollé. Je ne me
souviens en effet pas d’avoir déjà vu Hollande ou un autre président français
accueillir un de ses homologues à Roissy ou à Orly. Il est vrai que quand
l’Angolais Dos Santos lui a dépêché un ministre à l’aéroport de Luanda, le même
François Hollande l’a vécu comme une grosse humiliation… Bon, ce sont les
contradictions d’un politicien qui, rappelons-le au passage, ne compte plus de
toute façon chez lui.
- Sans en avoir l'air, il apparaît que Macky Sall a renforcé les intérêts de la France au Sénégal. Etonnant, non ?
Dans le dispositif de la Françafrique le Sénégal a
toujours eu une place un peu spéciale, celle d’un pays dont les élites ont été
plus que partout ailleurs formatées par la France. En outre - on s’en rend
mieux compte à présent - la Françafrique mafieuse des Bongo et Cie n’a jamais
vraiment attiré Senghor et Diouf. Le manque de ressources naturelles nous
confinait au rôle de sentinelle de la francophonie, un rôle assumé avec zèle,
comme chacun sait, par nos deux premiers présidents. Aujourd’hui qu’on a découvert
du gaz et du pétrole en quantité chez nous, la volonté de reprise en main est
nette. La manifestation publique d’intérêt de Valls pour ces réserves de gaz et
de pétrole avait le mérite de la franchise, elle réaffirmait une sorte de
‘’privilège historique’’ de la France à exploiter nos ressources. De fait, on
n’a jamais aussi lourdement senti sa présence dans notre économie. On voit se
déployer partout les enseignes de ses multinationales mais aussi celles de
compagnies plus modestes qui pourraient, si l’on n’y met vite bon ordre,
menacer jusqu’au petit commerce national. Au début de son mandat, Macky a
essayé de se donner un peu d’air en traitant avec la Turquie, la Chine, le
Maroc, le Brésil etc. Le schéma n’est pas totalement remis en cause mais Paris
a vite fait de montrer que lorsqu’il s’agit de son « pré carré » -
autrement appelé « les pays du champ » - la Chine et elle ne boxent
pas, pour ainsi dire, dans la même catégorie.
"LA FRANCE
EST UN PAYS EN DÉCLIN, ELLE SE SAIT EN FIN DE PARCOURS SUR LE CONTINENT
AFRICAIN"
- Justement du fait de la réalité historique dont vous parlez, l'Etat sénégalais a-t-il vraiment une marge de manœuvre ?
Elle peut sembler de plus en plus réduite mais je suis
plutôt optimiste, ce ne sont là que les apparences. La France est un pays en
déclin, elle se sait en fin de parcours sur le continent africain. Même si sa
capacité de nuisance demeure réelle, nous sommes loin de l’époque où elle
pouvait par un petit putsch militaire de derrière les fagots changer
radicalement la donne à Bangui, Ndjaména, Niamey ou ailleurs. En d’autres temps
Sarkozy n’aurait pas eu à sortir le grand jeu pour se débarrasser de Gbagbo. En
vérité les certitudes d’antan ont été balayées par la globalisation. Juste un
exemple, ici. Avant la visite d’Etat de Macky Sall dans leur pays, les
officiels français ont défilé à Dakar : sept ministres en quatre mois,
comme l’a rappelé l’ambassadeur Bigot. Il n’y a pourtant pas de quoi s’exciter,
car cela veut dire que la France doit désormais mouiller le maillot pour
décrocher des contrats au Sénégal et aider par la même occasion des entreprises
comme Alsthom à garder la tête hors de l’eau. Cela ne signifie pas que la
partie est terminée, loin s’en faut. Paris va se cramponner à l’Afrique
francophone avec l’énergie du désespoir parce que celle-ci est en quelque sorte
son bâton de vieillesse.
- Mais ne pensez-vous pas que l’ancienneté de ces relations avec l'Afrique est quelque part un atout pour la France par rapport à ses rivaux ?
Interview réalisée par Seneplus
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