Amady Aly Dieng, La Torpille Socratique Africaine Par Mamoussé Diagne
La difficulté d’écrire sur Amady Dieng le type de texte que je vais pourtant devoir écrire, que je savais ou devinais confusément, depuis quelque temps déjà, être tenu d’écrire sans le vouloir, pourrait constituer un motif suffisant par l’impossibilité même de le proférer.A cette difficulté essentielle s’ajoute une autre, d’ordre purement épistémologique : par où faut-il commencer, par quelle aspérité aborder cet homme aux multiples facettes qu’on a du mal à enfermer, non seulement dans sa discipline d’origine (l’économie) mais aussi dans toutes les autres : l’histoire, la littérature, la sociologie, bref, tout ce qui intéresse les hommes et l’humain ? Beaucoup d’entre nous auraient aimé s’en tenir à l’hommage que nous lui avions consacré a l’occasion du don de sa bibliothèque à l’UCAD, qui était déjà don de soi, une sorte d’adieu anticipée au monde.
Me voici donc obligé de produire l’un des rares écrits qu’il n’aurait pas l’occasion de discuter avec moi. Car, par une sorte de contrat tacite, on se passait, ne serait-ce que des extraits des textes que nous écrivions, sûrs, l’un et l’autre, de recevoir un avis amical mais sans concession. Supportant tout, sauf la complaisance, il ne demandait pas seulement, mais exigeait une lecture « féroce » de ses manuscrits. Avec la claire conscience que c’était là une voie obligée pour bâtir, en Afrique, ce que notre ami commun Paulin Hountondji nomme une véritable tradition théorique. Est-ce la raison pour laquelle, tous les intellectuels et, en général, tous les Sénégalais qui s’intéressent aux choses de l’esprit devraient, en principe comprendre la comparaison qui est ici faite avec la figure paradigmatique de Socrate au passage 79a-80d du Menon de Platon. Non pas une référence doctrinale, mais une attitude intellectuelle, une «fonction» : celle de nous plonger dans l’embarras face à nos «vérités» furtives, de nous rendre à chaque moment moins assurés dans nos certitudes, moins douillettement installés dans nos somnolences. Dès qu’on le croisait dans une discussion, surgissait insidieusement la question : « Et si je n’avais pas raison ? » S’interroger non pas sur l’ordre et le fondement de ses thèses, mais sur la raison de ses raisons, c’est à quoi il vous acculait fatalement.
Nous qui, durant les années des débats passionnés sur le marxisme, suivions les leçons de Louis Althusser, nous rappelons la vague d’ostracisme qu’il avait provoqué à l’époque où les textes de Marx étaient paroles bibliques pour beaucoup (chez les staliniens à tous crins du parti communiste français notamment) en défendant la thèse selon laquelle le marxisme n’était pas seulement la découverte du continent histoire, mais qu’il avait lui-même une histoire, que Marx n’a pas été de tout temps « marxiste » et que tout dans Marx n’était pas marxiste. Il s’arcboutait à l’idée selon laquelle, un discours qui prétend être le plus critique de l’histoire ne saurait se soustraire à sa propre question, et qu’il ne pouvait revendiquer la scientificité qu’en affrontant victorieusement l’épreuve de sa propre question.
Pour ce faire, il ne suffisait pas de recenser les questions qui le concernent, mais qu’il fallait aller jusqu’à la question de ses questions. Cette lecture qu’Althusser qualifiait de « symptômale » (déceler l’indécelé dans le texte qu’on lit) est indéniablement dont Amady usait, quand il tentait de mettre en lumière les silences d’un discours, le sujet qui parle en s’y absentant et les intérêts (la plupart du temps inavoués et inaudibles) dont il était le porte-parole. En cela, il était encore proche d’Althusser qui commence par s’interroger sur « ce que lire veut dire ».
Ce que lire veut dire, voilà très exactement ce à quoi Amady Aly Dieng a initié les Sénégalais, ce qu’elle a pratiqué dans le rendez-vous hebdomadaire avec eux jusqu’à on dernier souffle. Celui que j’affublais du sobriquet « Un livre par semaine », qu’on me signale un seul de ses compte redus de lecture qui ne se termine pas par la formule rituelle : « Cet ouvrage (ce travail, cet article, etc.) mérite d’être lu et discuté ». Dans l’expression, on l’aura compris, le plus important est « être discuté ». Sa propre lecture se tenant ainsi en retrait de sa propre subjectivité, comme une perspective parmi d’autres (pour reprendre un concept fondamental de Nietzsche qui est moins sur un point de vue qu’une manière de vivre en co-vibration avec l’œuvre, mais celui du corps à corps dans lequel nous nous emparons d’elle et nous offrons simultanément à sa prise sur nous.
« A lire et à discuter donc », dernière phrase non conclusive qui ouvre sur l’infinité des lignes de fuite des différents lecteurs et des différentes lectures de chaque lecteur. Chacun y passe, y compris les références fondamentales de sa jeunesse militante : Marx, Hegel, Feuerbach. A un journaliste qui me demandait un jour s’il y avait encore au Sénégal des marxistes authentiques, après l’écroulement du bloc soviétique, je me souviens avoir répondu que j’en connaissais au moins deux : Abdoulaye Ly et Amady Aly Dieng, qui n’ont jamais confondu l’idée et ce qui s’autoproclamait comme sa réalisation, une théorie et ses ersatz érigés en doctrine immuable. Au moment de faire paraître son livre intitulé Hegel, Marx Engels et l’Afrique noire, il me rencontra, alors même que je mettais le point final à un article sur « Marx et la question coloniale ». Le concept d’eurocentrisme, présent dans les deux textes lui arracha un sourire complice, et ce fut tout.
C’est cela que Dieng nous a laissé en héritage. Avec sa bibliothèque donnée à l’UCAD alors qu’il est en bonne santé physique et mentale, avec la pleine conscience de ce qu’il faisait. Plus de 1000 ouvrages, dont certains très rares, irréductibles à « l’objets-livre » dont Derrida dit qu’il est de près ou de loin constitutif de ce que nous appelons notre culture.
La tradition de la lecture, ou la lecture comme tradition exigeante, fait du livre le prochain « à lire et à discuter », pour Amady Dieng. Celui qui n’est peut être pas encore écrit et qui passera entre les fourches caudines de sa critique, ou celui dont la première phrase n’a même pas encore germé dans le cerveau de son auteur, terrifié d’avance par l’œil vigilant du critique qui ne lui pardonnera pas la moindre approximation.
« Comment peut-on se permettre de parler des fondements géographiques de l’histoire universelle selon Hegel, si on se contente des Leçons sur la philosophie de l’histoire et sans avoir lu le géographe Ritter qui l’a inspiré sur ce point? », me déclara-t-il un jour. Pour dire qu’il faut aller jusqu’à visiter selon un terme mis en vogue par Mudimbe, la « bibliothèque » d’un auteur, le socle de lecture préalable sur lequel s’est édifié ce qu’il nous donne à lire.
L’un des grands malentendus sur les appréciations qu’il a faites des écrits de Cheikh Anta Diop, pour ne donner que cet exemple, vient de là : il n’y a de fécond que le type de lecture qui, au lieu de se contenter d’encenser une œuvre (fut-elle aussi imposante que celle de Diop) demeure attentif à ses points de fragilité théorique. C’est se donner une chance de ne pas la clôturer d’avance mais de la rectifier et de s’en inspirer pour l’enrichir. Si la science est gouvernée par un scepticisme de principe et se définit comme un savoir sans cesse rectifié selon la profonde intuition de Bachelard (qui demeura jusqu’au bout une idée régulatrice de Cheikh Anta Diop), alors sur ce plan il ne saurait y avoir de désaccord. Pourvu seulement que soient distinguées l’attitude militante et l’attitude proprement scientifique. Chacune d’elles a ses raisons, mais dans son ordre propre, et chacune doit tenir compte de l’autre selon les contextes et les circonstances. C’est peut-être là la dernière leçon de Amady Dieng, qui recoupe tout à fait les confidences que Cheikh Anta lui-même nous fit au lendemain du colloque tenu sur son œuvre dans l’université qui porte aujourd’hui son nom. L’un et l’autre accepteraient ce précepte de Zarathoustra : « Vous me vénérez, mais que se passera-t-il si votre vénération s’écroule un jour ? Gardez-vous d’être tués par une statue ! ».
Mamoussé Diagne
*Maître de Conférences agrégé de philosophie (UCAD)
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