Vous êtes restés bien silencieux depuis neuf
mois. Pourquoi avoir choisi de rompre le silence maintenant ? Et de le
faire sous le format d’un livre qui est paru dernièrement, ‘’SERVIR’’ ?
Je sais qu’au Sénégal, par tradition, quand on quitte une fonction,
l’habitude est d’occuper les médias, de rester sous les feux de
l’actualité. Tel n’a pas été mon choix, pour une première raison
essentielle. Il était important que je ne gêne pas l’action de mon
successeur et du gouvernement qui a été mis en place après mon départ.
Je m’étais fixé une période de total silence, jusqu’au 31 décembre 2013,
sans prendre l’engagement de m’exprimer au-delà de cette date.
Par contre, entré dans la période de propos possibles, j’ai choisi de
ne m’exprimer que sur la base de choses concrètes. J’avais pris,
pendant cette période d’hibernation et de réflexion, la décision de
rédiger un ouvrage pour rendre compte de mon activité à la tête du
gouvernement, également de contribuer avec des amis à la création d’un
club de réflexion. Et c’est parce que sur ces deux dossiers, j’ai pensé
qu’il y a eu des réalisations, que je choisis aujourd’hui de m’exprimer.
J’ai pris l’habitude d’être plutôt concret, d’évoquer des choses
réalisées, plutôt que de simples projets. En la matière, nous sommes
entrés dans une phase active pour la création du club et l’ouvrage
lui-même a déjà été publié (...)
Ce livre ne constitue-t-il pas une sorte de programme pour un Premier ministre qui n’a pas eu le temps de finir le travail…
Il est certain qu’il y a des choses qui ont été engagées et qui n’ont
pas été terminées. Il y a également des choses qui auraient dû être
engagées et qu’on n’a peut-être pas eu le temps d’entamer, mais je crois
qu’il était surtout de simplement rendre compte de ce que j’avais fait à
la tête d’une équipe gouvernementale. Ce n’est pas l’œuvre d’Abdoul
Mbaye qui est écrite, c’est l’œuvre de deux gouvernements qui se sont
succédé et que j’ai eu l’honneur de diriger pendant 17 mois. Mais je
crois qu’il vaut mieux mettre l’accent sur ce qui a été fait, plutôt que
sur ce qui aurait pu être fait (…).
Quand on est Premier ministre, on n’est jamais dans une fonction où on a
la certitude de pouvoir tout dérouler. On est dans une fonction
incertaine et l’important, c’est de fixer le cap, fixer le cap dans le
cadre d’une vision qui est celle du président de la République, qui
définit la politique de la Nation. Décliner cela en différents projets,
en instructions simples, en plans d’action et se mettre au travail. Le
plus rapidement possible ! Je crois qu’il était également important,
puisque j’ai quitté les fonctions de manière tout à fait normale, (…) de
montrer la vitesse à laquelle nous allions, pour que demain comparaison
puisse être faite.
Peut-on
alors prendre votre livre ‘’Servir’’ comme quelque chose qui annonce un
programme de campagne pour une éventuelle participation à une élection
présidentielle ?
Non, ce
n’est pas un programme de campagne. Un programme de campagne, c’est la
description de la manière de mettre en œuvre des promesses de campagne,
des engagements de campagne. Donc cela ne peut pas être un programme de
campagne. On est plutôt dans l’application de promesses de campagne et
ces promesses de campagne étaient dans le programme de Monsieur le
président de la République, le Président Macky Sall. Donc on est
vraiment dans le cadre post campagne, on ne prépare pas une campagne.
Vous
dites que vous n’aviez pas le choix sur les hommes pour former votre
gouvernement, pourquoi alors avoir accepté, à l’époque, le poste de
Premier ministre ?
Écoutez, avant d’occuper les fonctions de Premier ministre, j’ai été mis
en position de détachement à plusieurs reprises, en tant que
fonctionnaire de la Banque centrale, pour diriger des banques qui
étaient en difficulté. Cela a commencé avec la Banque de l’habitat du
Sénégal (BHS), ensuite il y a eu la BIAO (Banque internationale de
l’Afrique de l’Ouest) qui est devenue la CBAO (Compagnie de banque de
l’Afrique de l’Ouest). Il y a eu ce qui a été plus une institution
financière qu’une banque, la SOGECA (Société de garantie et de crédit
automobile). Et enfin la Banque sénégalo-tunisienne (BST). A chaque
fois, je me suis adapté avec le personnel que j’ai trouvé. Il faut
pouvoir être en mesure de composer avec des personnes compétentes que
vous trouvez…
Excusez-nous, mais le personnel d’une banque est différent du personnel politique
On parle de principes. Évidemment comparaison n’est pas raison et
vous n’avez pas tort de le souligner, mais on évoque des principes. Il
est toujours possible de travailler avec des personnes que vous n’avez
pas vous-même choisies. C’est ce que je veux dire. Par contre, il est
important également de pouvoir porter une appréciation, après s’être
donné le temps de travailler avec ces mêmes personnes. Et je me suis
même permis parfois d’attirer l’attention du président de la République
sur quelques problèmes qui pouvaient exister au niveau de quelques
départements.
Des exemples, pour être plus concret ?
Vous n’allez pas me faire donner ce genre de précisions, c’est
évident. Nous sommes dans la totale confidentialité. Mais, j’ai pris ma
fonction comme celle d’un coordonnateur. Il me revenait aussi parfois
d’impulser, de pousser. Il est arrivé parfois que ce soit plus
difficile dans certains départements que d’autres. Mais seul le
président de la République a été informé de mon opinion sur ces
différences et sur les aménagements éventuels à apporter.
Ne
pensez-vous pas que votre méthodologie en terme de manière de
travailler ait été remise en question, puisque dès votre départ, l'on a
émis le vœu d'accélérer la cadence ?
Je crois très sincèrement qu’il était important, dès lors que le
Sénégal avait, pour la première fois de son histoire, un Premier
ministre qui non seulement venait du secteur privé mais n’était pas
fonctionnaire, d’apporter quelque chose. Et ce quelque chose, je l’ai
très vite identifié comme de la méthode. La méthode du secteur privé
qu’on pouvait peut-être appliquer à l’administration.
C’est pourquoi, dans le livre, j’insiste sur cet aspect, une méthode
qui prend en compte une vision, celle du président de la République. Une
vision qui elle-même est suffisamment détaillée, puisqu’elle a donné
lieu à l’élaboration d’un programme. Un programme qui régulièrement est
complété par des instructions présidentielles ; et à partir de ces
éléments de base, il était évidemment essentiel de déterminer des plans
d’action; de véhiculer des instructions et de veiller au rythme de mise
en œuvre de ces instructions (…).
Comme
je l’ai décrit dans le livre, tous les mois, ils étaient tenus de rendre
compte du niveau d’exécution des instructions qui leur avaient été
données. Un rapport de synthèse était fait, analysé au niveau de la
Primature, mais également transmis à Monsieur le président de la
République. Personnellement, je pense très sincèrement que ce fut une
bonne chose. Dès lors que c’est apprécié comme une bonne chose, vous
accepterez que je me soucie du maintien de cette méthode de
fonctionnement au niveau de l’administration. Je pense que ce fut très
apprécié.
Il y a eu une véritable
dynamique autour de cela et on le vivait au niveau de la Primature.
Quand la fin du mois approchait, il y avait une sorte d’accélération
dans le souci de faire aboutir certaines instructions ; et au niveau des
ministères, c’était exactement pareil. J’ai eu des ministres qui sont
venus me dire : ‘’Il y a du rouge là, il faut que je le réduise.’’
C’était beau.
Pensez-vous qu’il y a eu rupture ou continuité par rapport à ce que vous décrivez. Qu’est-ce qui a changé?
Nous sommes en train de parler de méthode de travail, c’est très
interne. Je n’ai plus assisté à un conseil interministériel (…).
Mais
vous restez informé. Que vous dit par exemple votre observation de la
situation globale du gouvernement dans la façon dont il fonctionne. Y
a-t-il effectivement accélération de la cadence ?
Ce n’est peut-être pas à moi d’apprécier. Je crois que le livre,
aujourd’hui, existe. Probablement, il y aura d’autres comptes-rendus par
d’autres personnes et la comparaison sera faite par les observateurs.
Moi, je suis juge et partie, je ne peux rien dire.
Aujourd’hui, certains parlent de pilotage à vue dans la manière de gérer les affaires de la cité. Partagez-vous ce point de vue?
Je ne vais pas porter d’opinion, en plus négative, sur un successeur
en fonction, qui fait de son mieux. Je suis convaincu que Madame la
Première ministre est en train de faire de son mieux pour conduire cette
équipe gouvernementale. Il ne faut pas compter sur moi pour lui faire
une critique aussi sévère. Je pense que le président de la République
suit, apprécie, compare sans doute. Puisque non seulement lui-même a été
Premier ministre, il a eu à travailler avec un Premier ministre, avec
un deuxième Premier ministre désigné par lui, il lui appartiendra, le
moment venu, d’apprécier et de prendre ses décisions. Ce n’est pas à moi
de dire : je suis parti et rien ne marche plus.
Est-ce que Abdoul Mbaye, au vu de son expérience à la Primature, est piqué par le virus du pouvoir?
Virus du pouvoir, non, de l’ambition peut-être. A chaque fois qu’on
me confie une mission, quelle qu’elle puisse être, c’était le cas quand
on m’a demandé d’assurer les finances de la Fédération sénégalaise de
football, c’était le cas quand on m’a porté à la tête de la Fédération
sénégalaise d’athlétisme, c’était le cas quand on m’a confié des
banques, quand on me confie une mission et que je l’accepte, je m’y
donne à fond.
Il semble
quand même qu’il y ait une certaine ivresse à diriger les hommes. Et les
hommes politiques, quand ils l’adoptent, ont du mal à s’en débarrasser.
Je ne suis pas dans cette démarche d'un obsédé du pouvoir. J’ai pris
beaucoup de plaisir à exercer cette fonction de Premier ministre. Ça m’a
coûté, en efforts, en heures de sommeil manquées etc., mais j’ai pris
beaucoup de plaisir, parce que j’avais ce fort sentiment de pouvoir être
utile à une échelle beaucoup plus large que celles qui avaient pu être
les miennes avant. Avant d’occuper cette fonction, j’avais le sentiment
de pouvoir être utile à mes compatriotes.
Etes-vous dans les mêmes dispositions, si demain on vous demandait de revenir?
Non, je ne crois pas. Je crois que j’ai fait ma part du job et il
faut que j’entrevoie autre chose et cette autre chose, c’est ce dont je
parlais. D’abord être didactique sur ce que j’ai fait, ça peut servir.
Et je dois d’ailleurs vous avouer que les meilleurs jugements que j’ai
reçus, au-delà de ceux de Monsieur le président de la République
lui-même, venaient des hauts fonctionnaires et ils ont apprécié cette
méthode.
J’ai écrit pour la rendre
publique et espérer que d’autres, peut-être, pourront la mettre en
œuvre. Voilà ce que j’ai donné; j’ai donné de moi-même, j’ai donné
beaucoup d’efforts. Je pense être parvenu parfois à des résultats, des
résultats importants, en tout cas bien appréciés par mes compatriotes.
On a mis fin à mes fonctions, maintenant, je tourne la page et je
cherche autre chose, sans cesser d’essayer de rester utile à mon pays
et, par le biais de la création de ce club.
Vous
avez choisi d’occulter certains sujets dans votre livre, notamment les
relations heurtées qu’on vous a prêtées avec certains de vos ministres,
l’ancien ministre du Commerce par exemple.
Vous avez des relations de travail avec les membres du gouvernement.
Un gouvernement, c’est un instrument collégial, vous travaillez
ensemble, vous avez les mêmes objectifs, vous les partagez et il y a une
responsabilité de coordination qui me revient et de relation
privilégiée avec le président de la République. M. Malick Gackou a été
ministre du Commerce. Vous évoquez des relations heurtées avec le
ministre du Commerce, mais il a été ministre des Sports avant cela. Il
n’y a jamais eu de problème avec le ministre des Sports.
Avec le ministre du Commerce, Malick Gackou, il y a eu peut-être un
petit cafouillage à la limite très léger. C’est un cafouillage qui était
né de l’arbitrage sur les prix de la farine, mais l’essentiel était de
mettre en œuvre la décision du président de la République. Retenez qu’il
était hors de question que le prix de la farine augmente. Parce que
tout simplement, au-delà de conséquences sociales, politiques, etc.,
l’augmentation du prix de la farine et probablement celui du pain, des
analyses objectives qu’on a pris le temps de mener montraient qu’il
n’était pas nécessaire d’augmenter le prix de la farine et que les
meuniers continuaient à bien gagner leur vie.
Il n’y avait pas précipitation en la matière. Nous avions même fait
dans la prospective et les prix du blé allaient entrer dans une phase
descendante au-delà des premiers mois de l’année qui suivait. Résultat
des courses, avec le ministère du Commerce, celui de l’Economie et des
Finances, sous la coordination de la Primature, nous avons réussi à
bloquer les prix de la farine. C’est cela qui est important.
Au-delà
de la volonté de baisser les prix de certaines denrées, d’aucuns ont vu
dans votre différend avec Malick Gackou une guerre contre le groupe
Mimran Qu’en est-il?
Bon,
les gens voient ce qu’ils veulent. Malick Gackou avait ses amis, moi
aussi j’avais les miens. L’un de mes meilleurs amis est meunier, il
s’appelle Ameth Amar, cela ne m’a pas empêché de défendre l’intérêt
général et surtout d’exécuter une instruction du président de la
République, qui était totalement justifiée. La totale similitude de vue
entre un ministre et un Premier ministre n’est pas une règle observée à
cent pour cent.
Il arrive qu’il y ait
des différences de conception, des différences de vue. On échange, on
s’entend. Si on ne s’entend pas, on recourt à l’arbitrage du président
de la République ; et c’est ça qui est important. Au bout du compte,
quand la décision est prise, quand il faut présenter le décret ou
prendre un arrêté, c’est le ministre qui signe, donc il est d’accord.
En définitive, ne regrettez-vous pas d’avoir engagé un bras de fer qui a quelque part précipité votre départ?
Je ne partage pas votre opinion. Très sincèrement, je pense que ce
différend avec le groupe (Mimran) et d’ailleurs… ( il ne termine pas sa
phrase)
C’est un lobby puissant…
Oui. Bon c’est un lobby puissant, c’est vrai, mais pour moi l’intérêt général est plus puissant.
Un lobby puissant qui a la capacité de vous emporter
Oui, mais je pense très sincèrement qu’il n’y a pas eu ce pouvoir.
C’est vrai que j’ai empêché certains bénéfices de se faire sur la base
de prix qu’on pouvait présenter comme excessifs, mais je pense également
que je connais M. Mimran, j’ai été quand même son collaborateur ; c’est
un homme juste et quelle que peut être sa souffrance par rapport aux
pertes de résultats, les arguments que j’avançais étaient difficiles à
réfuter. D’ailleurs, je rectifie, je n’ai pas eu à me battre contre le
secteur informel, au contraire. Le secteur informel a été d’une grande
contribution pour la baisse du prix sur le sucre, puisqu’on lui a ouvert
la porte aux importations de sucre.
Certes
vous avez travaillé avec les commerçants et industriels mais une partie
de l’Unacois n’était pas d’accord avec votre décision.
On a commencé par travailler avec le groupement qui est venu à nous
pour nous dire : il est possible de baisser le prix. Nous avons échangé
avec ce groupe, nous sommes tombés d’accord, nous avons signé une
convention avec eux et nous avons tout de suite dit qu’il s’agit d’une
convention ouverte. Et dans la définition des critères qui devaient
permettre l’accès aux autorisations d’importations, les critères ont été
objectifs et tout le monde pouvait y accéder, sous le respect de
certains critères?
D’ailleurs, à ce
sujet, il y a eu ce dérapage que j’évoque également dans le livre. Parce
que la porte s’est ouverte et, malheureusement, les opportunités
d’importations ont fait que certains appétits se sont manifestés et il y
a eu très sincèrement un problème dans la gestion des importations de
sucre. Et cela a gêné à un moment donné, en toute objectivité,
l’écoulement de la production de la CSS (Compagnie sucrière
sénégalaise). Mais, immédiatement, à ce moment-là, avec le ministre
Alioune Sarr, puisque les dérapages n’avaient pas eu lieu sous son
magistère, nous avons mis en place des procédures bétonnées qui ont
permis de rétablir la norme, sachant d’ailleurs que la CSS avait été
importatrice.
Parlez-nous de
votre candidature au Comité international olympique (CIO), sachant
qu’il y avait déjà un candidat choisi par le président de la République
et qu’aucun pays n’avait droit à présenter deux candidats ?
Je commence par une correction : un pays peut présenter plusieurs
candidats et surtout, il y a des sortes de collèges. Si vous êtes
candidat au titre des CNO (Comités nationaux olympiques), vous pouvez
être candidat libre et vous n’êtes pas en compétition, parce qu’il y a
des quotas pour l’accès au CIO. Donc il n’y a pas de confusion possible.
Deuxième précision importante à donner : vous faites acte de
candidature au CIO et vous avez un dossier qui est au CIO. Et moi
j’avais un dossier depuis 5 ans. Pourquoi voulez-vous que tout d’un
coup, je dise bon, maintenant je suis Premier ministre, je renonce à ma
candidature ? Non, j’ai laissé ma candidature, parce que ça m’intéresse
un jour de pouvoir militer au CIO et c’est tout. Donc ma candidature
était là et on aurait voulu que je la retire, pourquoi ?
Mais ça a été le pic de la confrontation avec M. Diagna Ndiaye
Mais je n’ai pas de confrontation avec lui... Vous voulez peut-être
parlé d’attaques de M. Diagna Ndiaye ? En tout cas, je n’ai jamais été
en situation de confrontation avec M. Diagna Ndiaye.
Il y a eu un malaise avec le Palais à cause de cette affaire de candidatures au CIO.
Bon, la presse en a beaucoup parlé, il y a eu beaucoup de confusions,
celle que vous venez de répéter. Peut-être la presse ou a été mal
informée ou n’a pas cherché à s’informer, mais disons que la vérité a
quand même été dite après et les choses ont fini par se calmer. Mais,
personnellement, j’avais un dossier de candidature, c’est aussi simple
que ça ; et il y est toujours. Est-ce que je vais y entrer, je l’espère,
au titre de candidat libre. Je ne suis pas membre du CNO, un président
de CNO présente une candidature au titre des CNO, ma candidature y est
et il y reste.
Que pensez-vous de la crise universitaire ?
Sur la crise universitaire, je vais vous donner mon sentiment. A
défaut d’une profonde réforme, l’université publique sénégalaise va
s’arrêter, c’est aussi simple que cela. Il n’est pas possible
d’entretenir ce système qui coûte très cher à l’Etat, qui n’a presque
pour fonction principale que de distribuer des revenus et, finalement,
produit pour l’essentiel des porteurs de culture générale, qui ne sont
pas encore utilisables par la production économique. Et tout cela
évidemment, aux frais du contribuable, aux frais de la société. Nous ne
pouvons pas ne pas mettre en œuvre des réformes et la crise
universitaire va se répéter et un jour, les choses vont s’arrêter.
C’est-à-dire qu’il faudra fermer les universités, c’est ma conviction.
Alors acceptons les réformes ou allons vers une fermeture des
universités, remettons tout à plat. Malheureusement, à ce moment-là, il
sera difficile de faire l’économie de certaines décisions. Vous savez ce
qui a tué l’université sénégalaise publique et qui a conduit à la
cessation d’une production de qualité, c’est cette décision, qui est une
décision purement politique, de donner des bourses à tous les
étudiants. Aucun pays au monde ne le fait, je crois, encore moins un
pays aussi pauvre que le nôtre : donner une bourse, qui sort l’étudiant
du seuil de pauvreté.
C’est-à-dire :
vous n’êtes pas producteur, dans un pays où il y a 48% de personnes
en-deçà du seuil de pauvreté, dont des producteurs, des producteurs
agricoles notamment, et vous donnez à l’étudiant un revenu supérieur à
ce que ce producteur perçoit. Vous mettez en place un système où
l’étudiant a intérêt à rester le plus longtemps possible à l’université,
où il organise ses redoublements pour percevoir le plus longtemps
possible son revenu, qui n’est pas loin du Smig, lorsqu’on tient compte
également des avantages qu’il a par ailleurs en termes de location, mais
ça ne peut pas marcher, ce n’est pas possible.
On a besoin d’une réforme et les concertations nationales ont dessiné
de manière très claire l’ensemble des réformes qu’il faut mettre en
œuvre. Alors, ou on y va, ou on ne les met pas en œuvre et alors il va
falloir fermer l’université publique sénégalaise.
Il n’y a donc pas de marche arrière possible dans l'application de ces réformes?
Ce n’est pas possible. La distribution des bourses, par exemple, va
être posée en termes de revendications ; ou en termes de programme, le
Master pour tous, cela nous mène au mur.
Abdoul Mbaye (Suite et fin) : 'Je regrette de n’avoir pas assez combattu les faux marabouts'
Dans cette dernière partie de l'interview qu'il nous a accordée,
l'ancien Premier ministre Abdoul Mbaye dégage les grands axes de son
club de réflexion et étale ses regrets dont celui lié à la mendicité ds
enfants talibés.
Parlant du chômage des jeunes, vous préconisez l’auto-emploi. Ne pensez-vous pas que c’est une fuite en avant des responsables ?
Non (il répète). Il faut aider l’auto-emploi. Le responsable est
toujours là pour aider l’auto-emploi. Mais le vrai problème, c’est qu’il
n’y a pas d’autres voies. Un dirigeant ne peut pas créer comme ça un
emploi.
Mais l’emploi va avec la formation…
(Il coupe). L’emploi commence de toute façon avec une formation
complémentaire, une formation adéquate. Mais cela passe aussi par une
prise de conscience. Regardez ! Il y a une petite observation que vous
faites à un jeune Sénégalais. Et tout de suite, cela peut changer sa
perception de la chose parce que quand ils sont jeunes, ils sont
généreux.
Vous lui dites : « chercher un
emploi, c’est difficile, mais pourquoi ne cherches-tu pas à créer un ou
des emplois ?» Tout de suite, vous le mettez dans une démarche
différente où il est capable de prendre conscience de l’importance de
l’auto-emploi et d’y aller. C’est dans cette démarche-là qu’il faut se
mettre et il faut briser des habitudes.
Autrefois, on allait à l’université pour trouver un emploi.
Aujourd’hui, il faut aller à l’université pour pouvoir créer une
entreprise, participer à une création d’entreprise. Ce sont les
paradigmes qu’il faut modifier. Ce n’est pas une histoire de fuite en
avant, loin de là. Par contre, il faut mettre en place les instruments
qui le permettent et le président de la République a loué récemment
l’action du Directeur général de la BNDE.
Voilà un instrument important dans le cadre de cette politique. C’est
pourquoi dans le cadre de cette institution, il faut préserver sa
stratégie à tout prix, ne pas la laisser partir vers les métiers de
banques traditionnelles, mais la laisser dans une démarche de
financement de petits projets pour le développement de l’auto-emploi.
Est-ce que ce n’est pas toujours la BCEAO qui va définir les règles du jeu ?
Si, la BCEAO est là pour ça.
Donc il s'agit d'un retour à la case de départ
Non. Les règles du jeu de la BCEAO n’empêchent pas un financement de
petits projets. Par contre, il faut dans la prise de risque, dans
l’organisation et la méthode, qu’on suive des spécificités. C’est
peut-être par paresse ou par tradition, ce que les banques habituelles
ne font pas.
Pourquoi avoir créé un club et pas un mouvement ? Et cela va servir à quoi le club ?
D’abord, j’aime bien faire dans l’originalité. Créer un mouvement, le
énième du genre, cela ne nous ressemble pas vraiment. On a souhaité
apporter un plus. Combien de clubs de réflexion fonctionnent aujourd’hui
au Sénégal et sont capables d’alimenter et le débat politique et le
débat économique, et de faire des propositions concrètes à ceux qui nous
gouvernent ? On va faire dans l’originalité et aller dans le sens d’une
amélioration du fonctionnement de notre démocratie parce que la vraie
démocratie aussi, ce n’est pas seulement la possibilité de voter pour
quelqu’un.
C’est donner de la qualité au
débat, qu’il soit politique, économique ou social. Maintenant, c’est
vrai ; quand on dit «club» d’une manière générale, on voit quelque chose
de très fermé. Cet aspect-là va exister parce qu’il y a un effort de
synthèse nécessaire au niveau du conseil d’administration du club. Mais
par définition et grâce à un instrument informatique que nous sommes en
train de développer, nous allons à la recherche des avis, des
suggestions de tous les Sénégalais.
C’est vrai que l’intellectuel a sa part privilégiée en matière de
propositions, mais je considère que ceux qui vivent les problèmes, ceux
qui les subissent, ceux que j’invitais lorsque nous tenions des conseils
interministériels sur certaines questions majeures, ont cette capacité
de faire l’analyse de ces problèmes et de proposer des solutions.
Et même quand ils ne peuvent pas aller jusqu’à de telles
propositions, ils sont au moins capables de porter des avis sur des
propositions, des solutions. Donc on reste ouvert sur cette ferme
contribution par l’informatique, on s’organise pour que même ceux qui
n’ont pas d’ordinateurs puissent contribuer. Mais l’aspect pyramidal ne
peut pas être exclu, parce qu’il y a un besoin d’organisation, de
logistique, de traitement de toutes ces informations qui va être rendu
disponible.
Des noms ?
Pour l’instant, nous sommes onze membres fondateurs (qui) m’ont fait
l’honneur de me porter à la tête de ce club. Le premier vice-président
est Lamine Niang, actuel président de la Chambre de commerce de Dakar,
le deuxième vice-président Mamadou Ndoye, le secrétaire général est un
ingénieur informaticien qui s’appelle Mamadou Lamine Dieng, le trésorier
général est également un ingénieur en Informatique du nom de Moustapha
Sarr. Donc, la structure se met en place, la demande de récépissé a été
déposée. Nous en sommes pour l’instant à la phase organisation. Le
processus d’adhésion va être ouvert.
La parité n’a pas été respectée (rires)
On en a tenu compte aussi. Il y a deux dames parmi les membres
fondateurs. Le nom du club : «Travail et Vertu», parce que nous
considérons que ce sont les valeurs cardinales qui peuvent porter un
développement économique et même au-delà la vie d’une nation.
Qu’est-ce qui est bon dans ce qui est en train d’être fait. Si vous deviez donner une appréciation globale de la situation ?
On le fera dans le cadre du club de la réflexion. Le président de la
République nous a d’ailleurs demandé de bien cibler le PSE et de voir
notamment quelle part peut être prise en charge et comment par le
secteur privé.
Qu’est-ce que vous regrettez de votre passage ? Est-ce que vous avez voulu faire une chose et que vous n’avez pas réussi ?
Si cela ne tenait qu’à moi, je serai resté 10 ans à la Primature et
j’aurais fait ce que j’aurais pu faire. Ceci dit, que vous arrivez dans
une fonction en sachant que cela peut durer 3 mois, 6 mois, 12 mois.
Cela a été une épée de Damoclès ?
C’est parfaitement une épée de Damoclès. Vous le savez au moment où
vous acceptez la fonction. Vous ne savez pas quand vous partez.
L’important, c’est de poser ses premières pierres et d’avancer, de vous
soucier ensuite de la continuité de votre œuvre. (…) Il est évident que
j’aurais préféré rester plus longtemps pour faire plus de choses. Cela
fait partie de la nature humaine. Le bail a été plus court. Très
sincèrement, j’ai le sentiment d’avoir fait ce que je pouvais et de la
meilleure manière.
Mais cela ne me
suffisait pas, c’est pourquoi j’ai choisi de rédiger ce livre pour
également recevoir l’opinion et le jugement de mes compatriotes. Mais il
est évident par exemple que quand vous engagez la relance de la
production arachidière du Sénégal, simplement parce que l’histoire
économique du Sénégal a été bâtie autour de cette spéculation, que vous
avez fait le diagnostic de ce qui l’a fait mourir et dépérir, avec des
équipes remarquables, vous relevez ce qui peut permettre de repartir et
que vous n’avez pas le temps de conduire tout cela alors qu’il vous
aurez suffi peut-être de 2 ou 3 ans, il y a évidemment un petit regret.
Des
Sénégalais ont été émus par votre discours lors de la mort de talibés
dans un incendie à la Médina. Est-ce que vous n’avez pas le regret de ne
pas terminer le projet de modernisation des Daaras ?
Le projet de modernisation des Daaras, ce n’est pas le mien. Ce n’est
pas un projet que nous avions encadré, soutenu. Ce que je regrette par
contre, c’est de n’avoir pas assez combattu les faux marabouts qui
mettent dans la rue des talibés, mais qui ne le sont pas. Ils sont en
réalité des enfants mendiants qu’on recrute souvent hors du Sénégal,
qu’on amène ici, auxquels on joint quelques nationaux et qu’on envoie
tous les jours mendier dans la rue. Très sincèrement, cela m’est resté
en travers de la gorge.
L’Enquête