Par Anne Cantener
Denis Mukwege,
gynécologue congolais de 63 ans, a obtenu vendredi 5 octobre le prix Nobel de
la paix. Un prix attribué également à Nadia Murad, une jeune irakienne de la
minorité yazidie qui, après avoir été esclave du groupe Etat islamique, milite
aujourd'hui contre les violences sexuelles. Denis Mukwege, lui, soutient depuis
plus de 20 ans les femmes violées de l'est de la République démocratique du
Congo. Il a créé un hôpital et une fondation pour prendre en charge ces femmes
horriblement mutilées, plus de 40 000 depuis la création de son hôpital de
Panzi. Ce prix, c'est une reconnaissance pour Denis Mukwege, qui à fait part à
RFI de ses premières réactions au micro d'Anne Cantener.
RFI : Docteur Mukwege, ce prix, qu’est-ce qu’il
représente pour vous ?
Docteur Denis Mukwege : Ce prix représente pour moi une reconnaissance de la souffrance des
victimes des violences sexuelles, surtout. Je crois que c’est un pas important
vers la question des réparations puisque je crois que ces femmes qui ont tant
souffert, malheureusement, souvent même, si elles vont en justice, il n’y a pas
une réparation qui suit. Je trouve que c’est un manque pour le processus de
guérison.
Qu’est-ce qu’il manque encore pour que cela puisse
être le cas ?
Je pense que c’est cette mobilisation, cette
compréhension du processus de guérison puisque ces femmes, on les soigne
physiquement. Il y a des psychologues qui font leur travail, nous avons des
économistes ruraux qui les aident à s'intégrer dans la société. Les juristes
travaillent sur les dossiers.
Malheureusement, je crois que lorsqu’on dit à une
femme qu’elle a gagné un procès - des procès qui sont déjà rares -, mais
qu’après il n’y a rien qui suit en termes de réparation… J’ai pu rencontrer des
femmes qui demandaient cette réparation et j’ai été très étonné de voir que la
réparation qu’elles demandaient c’était qu’on puisse ériger, par exemple, un
monument dans leur village, qu’on puisse ériger une école pour que leurs
enfants soient éduqués et qu’ils ne puissent plus subir ce qu’elles ont subi.
Je pense que ces types de réparations collectives sont des reparations
accessibles.
Mais malheureusement on y pense très peu et donc les
femmes continuent à considérer qu’elles n'ont pas obtenu réparation. En fait,
la communauté n’a pas reconnu le fait qu’elles soient victimes. Je pense que
c’est un effort qu’il faut absolument faire.
Et pensez-vous que ce prix puisse y contribuer en
donnant une visibilité supplémentaire au combat que vous menez depuis des
années ?
Il semble que oui, quand je vois toutes les questions
que je peux recevoir. C’est vrai que beaucoup, malheureusement, continuent à
penser que le viol dans une guerre c’est juste une conséquence collatérale,
alors que c’est un crime. Et j’espère que ce prix peut permettre à ce que les
belligérants puissent rendre compte que la communauté internationale refuse
cette façon de traiter les femmes dans les conflits, que violer une femme en
période de conflit c’est un crime, que ce crime est punissable par la loi.
Je crois que c’est une étape où il faut vraiment
mobiliser, sensibiliser à tous les niveaux. Je crois que les viols qui se
commettent dans des conflits, en fait, c’est tout simplement l’image de la
société où la femme n’est pas souvent considérée comme égale à l’homme. Et
quand il n’y a plus ni loi, ni foi, malheureusement, ce concept d’inférioriser
la femme, tout cela fait que les gens puissent commettre ce que nous voyons
dans des zones de conflit.
Pour moi, c’est très important de faire cette
sensibilisation à tous les niveaux. Aux enfants, aux jeunes, aux soldats, aux
dirigeants, aux belligérants dans les conflits, pour que chacun puisse intégrer
la notion que le viol n’est pas acceptable. J’ai toujours dit que si nous
avions pu tracer la ligne rouge contre les armes chimiques, les mines
antipersonnelles, je crois que le monde est capable aussi de tracer une ligne
rouge contre les violences sexuelles dans les conflits.
Actuellement, le viol est toujours très largement
répandu lors de conflits et notamment dans la région dans laquelle vous
travaillez, dans l’est de la République démocratique du Congo, où il est
utilisé quasiment systématiquement comme arme de guerre. Vous ne vous
découragez jamais ?
Il y a des moments où on se dit qu’on ne voit pas le
bout du tunnel. Mais ce qui est vrai, les femmes que je reçois ici à l’hôpital,
quand je les vois venir, moi-même je suis désespéré. Je me sens découragé. Mais
quand elles passent par les quatre piliers qui nous utilisons, c’est-à-dire le
pilier médical – on donne le traitement médical, mais aussi un traitement
chirurgical. Le deuxième pilier c’est le pilier psychologique. Nous avons des
psychologues, nous avons des assistantes sociales qui accompagnent les victimes
de violences sexuelles. Et après ces deux volets, normalement, lorsque les
femmes doivent retourner dans leur village, et lorsque nous le pouvons, nous
essayons de les aider à se réintégrer dans la communauté. Et la meilleure façon
de se faire intégrer c’est d’être autonome. Et lorsqu’elles deviennent
autonomes, souvent ces femmes demandent à ce que justice soit faite. Donc,
elles reviennent vers nous pour demander à ce qu’on les accompagne devant les
tribunaux.
Et je crois que, quand je vois ces femmes quand elles
passent par ces étapes, elles deviennent de véritables « leaders
communautaires », « des agents de changement » dans leur
communauté. C’est vrai que cela m’a toujours encouragé à aller de l’avant,
parce que je trouve que les femmes congolaises sont exceptionnelles, elles ont
une résilience qui m’étonne. Je me suis toujours posé la question. Comment on
peut tenir, se mettre debout après avoir subi des violences de ce type ?
Mais ce sont des femmes qui tiennent à la vie, qui viennent se battre pour la
vie, qui protègent la vie de leurs enfants, qui protègent la vie de leur
communauté… Et c’est tout à fait normal que nous puissions contribuer avec
notre petite contribution. Mais c’est elles qui font le plus gros. Et donc,
j’ai beaucoup de respect. Ma seule réaction c’est d’être derrière elles.
Vous parliez tout à l’heure de la nécessité de
sensibiliser parmi d’autres les responsables politiques. Est-ce que vous vous
sentez suffisamment soutenu dans votre combat ?
Je crois que c’est très, très difficile. Surtout dans
un pays où le conflit continue. Puisqu’en fait le Congo n’a jamais été un
« pays post-conflit »… Si vous voyez ce qui s’est passé à Béni ou les
viols massifs qui se sont produits dans plusieurs régions du pays, je crois que
nous ne pouvons pas dire que nous sommes en post-conflit. Les belligérants, que
ce soit les forces gouvernementales ou les groupes armés, voient du mauvais œil
qu’on puisse dénoncer ce qui se passe. Mais c’est la seule voie, aussi, de
faire entendre la voix des victimes.
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